« Il reste du chemin pour décoloniser nos Églises et nos théologies »

« Il reste du chemin pour décoloniser nos Églises et nos théologies »

Du 8 au 14 août, 400 personnes participent au Forum mondial « théologie et libération », proposé à l’occasion du Forum social mondial à Montréal depuis 2005. Il est organisé conjointement par le Réseau œcuménique « Justice, écologie et paix » du Québec, une équipe basée à Porto Alegre et un comité in
ternational. Rencontre avec Jean-François Roussel, professeur à la faculté de théologie et de sciences des religions de l’université de Montréal, l’un des organisateurs.

La théologie a-t-elle vraiment sa place dans un forum d’altermondialistes ?

 © Gilles Pilette
© Gilles Pilette

« Un autre monde est nécessaire, ensemble il devient possible », dit le slogan du Forum social mondial (FSM). Nous sommes au cœur d’un lieu de rencontres de personnes, d’organisations mobilisées pour la justice, les droits de l’homme, pour une économie au service de l’humain. Ce ne sont pas des rêveurs, mais des gens engagés dans des pratiques de terrain sur toute la planète, qui refusent le statu quo et recherchent des alternatives.

Les théologies qui s’inspirent de l’Évangile dans des perspectives de libération sont aussi dans cette recherche d’alternatives. Au FSM, on analyse les dysfonctionnements et on essaie de proposer des solutions pour faire advenir un monde plus juste. C’est bien ce que nous demande l’Évangile.

Théologie et libération, c’est son nom. Pourquoi pas théologie de la libération ?

Il y a la grande théologie de la libération sud-américaine, incarnée notamment par le Péruvien Gustavo Gutierrez et le Brésilien Leonardo Boff depuis les années 1970. Celle-ci est encore vigoureuse, plus vivante et en renouvellement qu’on a tendance à le penser dans nos pays de l’hémisphère nord. Pour beaucoup de groupes opprimés, la rencontre avec l’Évangile ne cesse pas d’être un moteur pour l’action. Cela a été l’expérience des communautés de base en Amérique latine à l’époque des dictatures. « Celui que vous avez crucifié, Dieu l’a ressuscité » : l’oppresseur n’en aura pas fini avec la résistance tant qu’il y aura cette source d’espérance.

Pour beaucoup de groupes opprimés, la rencontre avec l’Évangile ne cesse pas d’être un moteur pour l’action.

Cependant, il existe d’autres traditions théologiques portées par des gens qui ne se reconnaissent pas nécessairement dans la méthode et le style de la théologie de la libération latino-américaine mais qui réfléchissent à partir de l’Évangile dans une perspective de libération.

Tout un travail, par exemple, est réalisé à partir de la rencontre entre l’Évangile et les sagesses autochtones. En Afrique, on parle beaucoup d’inculturation. En Inde, des théologiens mettent l’accent sur une recherche de justice sociale qui passe par l’intériorité. Nous recevons cette semaine Kochurani Abraham, théologienne féministe indienne, qui travaille dans le Kerala avec les Dalits, les « intouchables », avec cette dimension fortement spirituelle.

Nous parlons aussi aujourd’hui de théologies contextuelles dans une perspective de libération. Celles-ci sont diverses et on découvre régulièrement des voix et des voies qui émergent, en particulier lors de ces forums. Ces pensées ont beaucoup à s’apprendre mutuellement.

Qu’est-ce que les Églises ont à apporter et à apprendre lors de ces rencontres ?

Le travail de l’Esprit se fait jour dans les militances citoyennes. De nouvelles visions du bien commun émergent, une attention au monde vivant, aux liens d’interdépendances est en train d’advenir. Où se situe le besoin de salut aujourd’hui ? Nos préoccupations de chrétiens, c’est l’avenir de l’humanité aux prises avec des problèmes vitaux.

Manifestement, il existe une recherche d’alternatives sociales, écologiques, de sortie d’un modèle économique basé sur la démesure qui nous conduit à une impasse. Les théologiens doivent apporter leur pierre à cette recherche, sinon je ne vois pas quelle est notre pertinence. Nous sommes d’abord les héritiers d’une tradition biblique très riche dans sa vision du monde, qui ouvre des possibilités de sens, permet un travail sur l’imaginaire, alors que s’exprime une nouvelle spiritualité laïque. Il est important que les chrétiens contribuent à un processus collectif très large qui ne leur appartient pas.

Quel est le thème qui émerge particulièrement dans ce forum de théologie ?

La question centrale est cette année la suivante : quel chemin nous reste-t-il à faire pour décoloniser nos Église et nos théologies ? À partir des communications que nous avons sollicitées, il est évident que la question de la décolonisation prend de l’importance au Canada et sur le continent américain plus généralement. Nous proposons plusieurs tables rondes et ateliers sur le sujet.

Ce travail de décolonisation est de longue haleine et nous ne cessons de découvrir les traces profondes de cette mentalité dans nos institutions, nos pratiques pastorales et liturgiques.

Nicole O’Bomsawin, anthropologue et conteuse abénakise d’Odanak, à 150 km de Montréal, a notamment raconté comment après Vatican II, sa communauté a réussi à faire accepter peu à peu à l’Église locale des symboles et des rituels autochtones dans la liturgie : le symbole christique du poisson est devenu un esturgeon stylisé. On a recours à l’aigle plutôt qu’à la colombe pour symboliser l’Esprit saint, on commence la messe par une purification puis un cercle de parole, on chante en langue abénakise.

Ce travail de décolonisation est de longue haleine et nous ne cessons de découvrir les traces profondes de cette mentalité dans nos institutions, nos pratiques pastorales et liturgiques. Le forum a commencé par une cérémonie traditionnelle d’accueil du voyageur menée par un Mohawk, de la communauté de Kahnawake. Nous sommes à Montréal sur un territoire mohawk qui n’a jamais été officiellement cédé aux colons.

Y a-t-il un contexte particulier au Canada ?

Nous sommes actuellement en plein choc de la publication du rapport de la Commission « vérité et réconciliation » il y a quelques mois. Cette commission a été mise en place par le gouvernement en 2008, suite à des procédures judiciaires contre des Églises et congrégations religieuses par des autochtones. Le peuple canadien a pris conscience d’un épisode sombre de son histoire, un véritable génocide culturel qui a duré un siècle. Entre 1880 et 1990, près de 150.000 enfants indiens, métis et inuits ont été enlevés par les services de l’État à leur famille et envoyés dans des pensionnats administrés par les Églises chrétiennes où ils ont subi des sévices très graves. 3.200 d’entre eux en sont morts.

Un ensemble de textes du 15ème siècle donnaient le droit de conquête aux chrétiens qui découvraient des terres habités par des non-chrétiens.

Qu’est-ce qui a pu permettre cette complicité entre l’Église et l’État canadien ?

Dans toute l’Amérique, la colonisation s’est accompagnée d’un discours doctrinal qui se présentait comme chrétien et qui a été le moteur de la confiscation des terres aux indigènes : la doctrine de la découverte. Celle-ci fait référence à un ensemble de textes du 15ème siècle qui donnaient le droit de conquête aux chrétiens qui découvraient des terres habités par des non-chrétiens. Elle a été critiquée et invalidées par la suite par les Églises, mais elle a migré dans le droit des États.

Encore aujourd’hui, au Canada et aux États-Unis, elle reste invoquée dans des litiges territoriaux qui opposent des entreprises et des autochtones refusant le saccage de leur environnement par l’exploitation des ressources forestières ou minières. Tout un imaginaire de la conquête a été appuyé par les Églises. C’est aussi le cas en Afrique, aux Antilles, en Australie, en Nouvelle-Zélande, partout où les puissances européennes se sont installées. Nous en sommes aux prémices de ce travail de décolonisation.

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